ABSTRACT
La différenciation de l’embryon d’oursin peut être modifiée expérimentalement par des agents chimiques. On peut obtenir ainsi la végétativisation des embryons, c’est à dire l’extension des régions entomésoderrniques, en traitant les œufs par le chlorure de lithium (Herbst, 1893; Lindahl, 1936), L’animalisation ou extension des territoires ectodermiques est provoquée par les ions sulfocyanure (Lindahl, 1936), l’acide iodosobenzoïque (Runnström & Kriszat, 1952) et l’acide thiomalique (Lallier, 1952). Nous avons montré au cours de recherches antérieures que l’animalisation peut être obtenue aisément en traitant les œufs par les ions zinc (Lallier, 1955 a,b) ou par certains dérivés organiques acides (Lallier, 1956, 1957, 1958a). L’animalisation obtenue dans ces conditions est particulièrement forte et homogène.
Dans ce travail nous étudierons: 1. L’évolution de la sensibilité aux ions zinc au cours du développement embryonnaire. 2. Les interférences entre l’animalisation et la végétativisation au cours des traitements simultanés par les ions zinc et le chlorure de lithium. 3. L’additivité des effets des agents animalisants au cours des traitements simultanés par les ions zinc et un colorant polysulfonique, le bleu Evans. Une note préliminaire a été présentée (Lallier, 1958b).
MATÉRIEL ET MÉTHODES
Les œufs de l’oursin Paracentrotus lividus sont utilisés dans ces expériences. Les œufs fécondés sont lavés plusieurs fois à l’eau de mer avant d’être transférés dans les milieux de culture. Le volume de chaque culture est de 20 c.c., chacune contenant sensiblement le même nombre d’embryons. La température est de 19° à20°C. ‘
Pour étudier la sensibilité aux ions zinc au cours du développement, nous nous sommes basés sur les études de Hörstadius (1937) sur la sensibilité des œufs entiers aux ions lithium. Chaque expérience comprend deux séries de cultures, et tous les embryons proviennent de la même femelle. Dans la première série, les œufs sont mis dès la fécondation dans une solution de ZnCl2 5 × 10−4 M.
Toutes les 4 heures, des embryons sont prélevés, lavés soigneusement et transférés dans l’eau de mer normale où ils poursuivent leur développement. On prépare ainsi 6 cultures correspondant respectivement à des séjours de 4, 8, 12, 16, 20 et 24 heures dans la solution de ZnCl2.
Dans la seconde série, les embryons sont mis dans la solution de ZnClz 5 × 10 4 M, à des intervalles de temps déterminés soit: 0,4, 6,8 et 10 heures à partir de la fécondation. Dans chacune de ces cultures, on fait deux prélèvements d’embryons, l’un après 10 heures, l’autre après 24 heures de séjour. Ces embryons sont reportés dans l’eau de mer normale après lavages.
Pour l’étude des traitements simultanés par LiCI et ZnCh, la concentration de ZnCl2 fixée à 5 × 10 -4 M reste constante, tandis que la concentration de LiCI varie de 6,5 × 10”3 M à 26 × 10’3 M. Les œufs sont traités à partir de la fécondation pendant 22 heures consécutives puis reportés, après lavages, dans l’eau de mer normale.
Pour l’étude de l’additivité des effets de deux agents animalisants, nous utilisons le bleu Evans à la concentration 5 × 10’6 M et ZnCI2 aux concentrations 5 × 10−6 M et 10−5 M. Des sels de zinc et de lithium pour analyse sont utilisés pour la préparation des solutions. La solution stock de ZnCl2 M/500 dans l’eau de mer est titrée par la méthode de Vosburg, Cooper, Clayton, & Pfann (1938). La solution stock de LiCI 0,65 M est préparée dans l’eau distillée. Le bleu Evans provient des Laboratoires Eastman Kodak. Les dilutions de ce colorant sont faites à partir d’une solution stock 2 × 10−4 M dans l’eau de mer.
RÉSULTATS
Evolution de la sensibilité aux ions zinc au cours du développement
Examinons d’abord les effets de traitements de durées différentes commencés dès la fécondation. Les résultats sont présentés dans la fig. 1.
Action du chlorure de zinc sur l’oeuf entier. Les œufs sont mis dès la fécondation dans la solution de chlorure de zinc et y sont laissés respectivement pendant 4, 8, 12, 16, 20 et 24 heures.
On remarque que dans ces conditions l’animalisation n’est pas obtenue après 8 heures de traitement. Les plutei sont seulement plus petits que les témoins, cet effet est plus marqué après 8 heures de séjour. L’animalisation ne s’observe qu’avec des traitements de 16 heures. Elle est toutefois peu prononcée et n’atteint que la moitié des embryons. L’animalisation est forte et homogène dans les cultures traitées pendant 20 à 24 heures consécutives. Les pontes provenant de femelles différentes présentent des variations de sensibilité, mais toutes les expériences montrent la même augmentation de l’effet animalisant avec l’allongement de la durée du traitement. Ces variations de sensibilité ne s’observent d’ailleurs que pour les traitements de courte durée. A partir de 20 heures de traitement l’animalisation est uniforme pour toutes les pontes.
Examinons maintenant les effets de traitements commencés à des stades différents du développement et prolongés respectivement pendant 10 et 24 heures. Les résultats sont présentés dans la fig. 2.
Action du chlorure de zinc sur l’ceuf entier. Les ceufs sont mis 0, 4, 6, 8 et 10 heure après la fécondation dans la solution de chlorure de zinc. Dans la rangée supérieure sont représentés les embryons traités pendant 10 heures consécutives et dans la rangée inférieure les embryons traités pendant 24 heures.
Action du chlorure de zinc sur l’ceuf entier. Les ceufs sont mis 0, 4, 6, 8 et 10 heure après la fécondation dans la solution de chlorure de zinc. Dans la rangée supérieure sont représentés les embryons traités pendant 10 heures consécutives et dans la rangée inférieure les embryons traités pendant 24 heures.
Deux constatations ressortent de cet examen, (a) Les traitements de 24 heures sont plus efficaces que ceux de 10 heures. Les traitements de 24 heures permettent d’obtenir une extension caractéristique de la touffe ciliée apicale, qui n’est pas obtenue avec les traitements de 10 heures, (b) Pour une même durée de traitement l’animalisation est d’autant plus forte que le traitement est commencé plus tôt après la fécondation. Les observations précédentes concernant les variations de la sensibilité selon les pontes s’appliquent également ici.
Trai tements simultanés par LiCl et ZnCfa
Les résultats sont présentés dans la fig. 3. Les embryons, après 24 heures de culture, sont lavés et reportés dans l’eau de mer normale où ils achèvent leur développement. La végétativisation est très prononcée dans les embryons cultivés en présence de ZnCl2 5 × 10−4 M et LiCl 19,5 × 10 -3 M. Les effets animalisants du zinc ne se manifestent pas dans ces conditions où la concentration en ions Li est 39 fois celle des ions Zn. En diminuant la concentration en ions Li jusqu’à 13 × 10−3 M, on observe de très nets changements dans la morphologie des larves. Les embryons sont en majorité végétativisés mais de façon plus discrète et on note la présence de plutei de structure normale mais plus petits que les plutei témoins. Dans ces cultures la concentration en ions Li n’est plus que 26 fois celle des ions Zn. Lorsque la concentration en LiCl s’abaisse à 6,5 × 10∼3 M les petits plutei augmentent en nombre cependant que l’on note la pré sence d’embryons animalisés avec une touffe ciliée apicale élargie correspondant au type 1/4 selon la terminologie de Hörstadius (1935) ainsi que des embryons animalisés à un degré plus faible. Dans ces conditions la concentration en ions Li est 13 fois supérieure à celle des ions Zn.
Traitements simultanés des œufs entiers par le chlorure de zinc et le chlorure de lithium. Dans la rangée supérieure sont représentés les embryons traités par le chlorure de lithium à différentes concentrations. Dans la rangée inférieure sont représentés les embryons traités par le chlorure de zinc en présence de concentrations croissantes de chlorure de lithium.
Traitements simultanés des œufs entiers par le chlorure de zinc et le chlorure de lithium. Dans la rangée supérieure sont représentés les embryons traités par le chlorure de lithium à différentes concentrations. Dans la rangée inférieure sont représentés les embryons traités par le chlorure de zinc en présence de concentrations croissantes de chlorure de lithium.
Traitements simultanés par ZnCli et le bleu Evans
Les résultats sont présentés dans la fig. 4. Utilisé seul aux concentrations 10”5 M et 5 × 10”6 M, ZnCli induit le développement de formes larvaires à symétrie radiale. Il en est de même avec le bleu Evans à la concentration 5 × 10−ó M. Agissant ensemble à ces faibles concentrations ZnCh et le bleu Evans provoquent l’animalisation des larves et celles-ci ne présentent plus qu’une ébauche d’archentéron.
Traitements simultanés des œufs entiers par le chlorure de zinc et le bleu Evans. Dans la rangée Supérieure sont repré-sentés les embryons traités par le chlorure de zinc à différentes concentrations. Dans la rangée inférieure sont représentés les embryons traités par le bleu Evans en présence de concentrations croissantes de chlorure de zinc.
Traitements simultanés des œufs entiers par le chlorure de zinc et le bleu Evans. Dans la rangée Supérieure sont repré-sentés les embryons traités par le chlorure de zinc à différentes concentrations. Dans la rangée inférieure sont représentés les embryons traités par le bleu Evans en présence de concentrations croissantes de chlorure de zinc.
DISCUSSION
L’étude de l’action des ions Zn au cours du développement embryonnaire montre que les effets animalisants diminuent d’intensité avec la progression du développement. Les œufs doivent être traités dès les premiers stades de la segmentation pour que les ions Zn exercent leurs effets animalisants au maximum. Avec le lithium également, la sensibilité maximum se situe au cours des premiers stades de la segmentation ainsi que l’ont montré Herbst (1893), Hörstadius (1937), Lindahl (1940), Backström & Gustafson (1953). Si l’on examine maintenant l’évolution de la sensibilité aux agents animalisants, on note que l’acide iodosobenzoïque comme les ions Zn est plus efficace lorsqu’il agit sur les premiers stades du développement. Un traitement prolongé renforce son action (Backström, 1953). Par contre avec le sulfocyanure de sodium, l’animalisation est plus efficacement obtenue en traitant les œufs avant la fécondation. Les œufs traités après la fécondation montrent une combinaison d’effets animalisants etR. d’effets inhibiteurs de la différenciation (Lindahl, 1936). Le traitement des œufs avant la fécondation par les ions Zn provoque des perturbations de la fécondation et de la segmentation (Cleland, 1953). En raison de l’évolution parallèle de la sensibilité aux ions Zn et Li, il était intéressant d’étudier les effets d’un traitement simultané par ces deux agents, afin d’examiner dans quelle mesure leurs effets sur la détermination embryonnaire peuvent se corriger mutuellement. Nous ferons tout d’abord remarquer que ces agents agissent à des concentrations très différentes. Pour des effets végétativisants et animalisants très accentués, les concentrations sont de l’ordre de 26 × 10−3 M pour les ions Li et seulement de 5 × 10−’* M pour les ions Zn. Dans ces conditions les ions Zn sont actifs à une concentration 50 fois plus faible que celle des ions Li. Dans les cultures mixtes étudiées nous avons observé le développement d’un petit pourcentage de plutei de structure normale lorsque la concentration en ions Li est environ 10 à 20 fois supérieure à celle des ions Zn. La compensation des effets animalisants du zinc et des effets végétativisants du lithium n’est toutefois pas parfaite puisque, d’une part elle ne s’observe que pour un petit pourcentage d’embryons et que, d’autre part, ceux-ci restent plus petits que les témoins. Une conclusion analogue avait été présentée à la suite d’une étude effectuée précédemment dans des conditions légèrement différentes (Lallier, 1955b). La suppression de l’animalisation par le lithium a également été observée avec d’autres agents animalisants, notamment le sulfocyanure (Lindahl, 1936) et la trypsine (Moore, 1952).
Nous avons examiné dans un travail antérieur (Lallier, 1957) les effets du chlorure de lithium sur l’animalisation par le bleu de ciel (chlorazol sky blue). Dans ces conditions, les embryons passent des formes végétativisées typiques pour des concentrations suffisantes en chlorure de lithium, aux formes animalisées lorsque la concentration en chlorure de lithium diminue. Mais on n’observe pas le développement de formes plutéiques. La compensation des effets animalisants par le lithium apparaît ainsi plus difficile avec ce colorant polysulfonique que dans le cas des ions zinc. Ces différences peuvent être mises en relation avec le mode d’action de ces agents et en particulier avec leur affinité pour les protéines.
Ranzi (1951) a montré que les ions Li provoquent des changements dans la structure des molécules protéiques. Ceux-ci peuvent à leur tour modifier l’affinité des protéines pour les ions Zn notamment. Une diminution de l’affinité pour ces ions entraînerait un affaiblissement de l’effet animalisant. Des colorants polycycliques acides, tels que le bleu de ciel ou le bleu Evans, se fixent aux groupes basiques des protéines par leurs groupes sulfoniques. La stabilité des complexes ainsi formés peut être augmentée par l’établissement de liaisons de type Van der Waals entre les noyaux aromatiques du colorant et les protéines. Cette augmentation de stabilité peut rendre compte d’une part de la grande activité animalisante de ces dérivés polycycliques acides, ceux-ci agissant en effet à des concentrations très faibles, et d’autre part de l’impossibilité d’obtenir une compensation complète lors d’un traitement simultané par LiCl.Une interprétation des effets radialisants et animalisants des dérivés polysulfoniques et des ions Zn peut être présentée. La radialisation s’exprimerait au dessous d’un certain seuil de fixation de l’agent et l’animalisation apparaîtrait lorsque la quantité d’agent fixé dépasse ce seuil. Cette conception peut rendre compte de l’additivité des effets des ions Zn et du bleu Evans.
Les ions Zn ont une affinité marquée pour les groupes imidazoles des protéines (Gurd & Goodman, 1952). Ces groupes en raison de leur caractère basique sont également capables de fixer les dérivés organiques acides. Ils ne peuvent toutefois être considérés comme exclusivement responsables de la fixation de ces agents animalisants. L’étude de la fixation des agents animalisants sur les protéines et des conséquences qui en découlent au point de vue de la synthèse des protéines spécifiques au cours du développement apparaît ainsi essentielle pour la compréhension du déterminisme des modifications expérimentales de la détermination embryonnaire.
RÉSUMÉ
Les effets animalisants des ions zinc sur le développement de l’œuf de l’oursin Paracentrotus l’vidas sont étudiés.
La sensibilité des embryons aux ions zinc est plus forte au début du développement. L’animalisation obtenue est plus forte lorsque le traitement par les ions zinc est prolongé au delà du stade blastula. Les sensibilités aux ions zinc et aux ions lithium au cours du développement évoluent parallèlement.
Les effets d’un agent végétativisant, le chlorure de lithium, sur l’animalisation par les ions zinc, sont étudies sur des cultures mixtes en faisant varier la concentration en ions lithium, la concentration en ions zinc restant fixe. Les embryons passent du type végétativisé au type animalisé lorsque la concentration en ions lithium diminue. Quelques plutei de structure normale mais de petite taille peuvent être obtenus avec une concentration convenable en ions lithium.
Les ions zinc à la concentration 5 × 10−6 M et 10−5 M et le bleu Evans, un colorant polysulfonique acide, à la concentration 5 × 10−6 M induisent le développement de larves à symétrie radiale. Agissant ensemble à ces concentrations, ces agents exercent un effet animalisant.
Le déterminisme de l’animalisation de l’œuf d’oursin par les ions zinc est discuté en fonction de leur affinité pour les protéines et des interférences qui en résultent avec la synthèse des protéines spécifiques au cours du développement embryonnaire.
SUMMARY
The animalizing effects of zinc ions on the development of eggs of the sea-urchin Paracentrotus lividus were studied.
The susceptibility of the embryos to zinc ions is stronger at the beginning of development. Treatment by zinc ions has to be extended beyond the blastula stage in order to get the animalizing effects maximally expressed. The evolution of susceptibility to zinc ions during development is similar to the evolution of susceptibility to lithium ions.
The action of a vegetalizing agent, such as lithium chloride, on the animalizing effects of zinc ions was studied in cultures with zinc chloride at a concentration of5x10−4M and lithium chloride at concentrations varying over a fairly wide range. With decrease in concentration of lithium chloride, the embryos pass from vegetalized to animalized types. Very small plutei can be obtained with suitable concentrations of lithium chloride.
Both zinc ions at concentrations of 5 × 10−6 M and 10−5 M, and the acid polysulfonic dye, Evans blue, at a concentration of 5 × 10−6M, induce the development of radial larvae. Acting together at these concentrations, these agents exert an animalizing effect. The summation of the effects of these two animalizing agents is thus demonstrated.
The process of animalization by zinc ions in the sea-urchin egg is discussed in relation to the affinity between animalizing agent and proteins, and the interference with synthetic processes of specific proteins during embryonic development.