Induction de la maturation sexuelle chez la Planaire scissipare Dugesia gonocephala (Turbellarié, Triclade)

Certaines Planaires peuvent se reproduire suivant deux modalités, par voie sexuée ou par scissiparité. Les Planaires scissipares sont dépourvues d’appareil génital. Kenk (1941a,b) chez Dugesia tigrina et Okugawa (1957) chez Dugesia gonocephala du Japon ont montré qu’il est possible d’induire expérimentalement la formation d’un appareil génital chez une Planaire asexuée en lui greffant des testicules d’une Planaire sexuée. Les testicules implantés exerceraient une action hormonale.

Dans notre laboratoire nous élevons une population de Dugesia gonocephala composée d’individus à reproduction sexuée et d’individus scissipares. Nous avons voulu contrôler si les différents tissus des Planaires sexuées étaient capables de provoquer la différenciation d’un appareil génital chez les individus scissipares.

Les expériences ont été réalisées chez la Planaire Dugesia gonocephala. Les deux types d’individus utilisés pour l’expérimentation se reconnaissent aux caractères suivants:

Les Planaires à reproduction sexuée possèdent sur leur face ventrale un pore génital situé au-dessous du pore pharyngien.

L’appareil génital hermaphrodite de ces Planaires, observé sur coupes histologiques, comprend :

1. deux ovaires en avant de la région prépharyngienne. Les cellules de ces ovaires ont un aspect d’ovocytes;

2. de nombreux testicules, groupés en séries longitudinales dorsales, essentiellement en avant du pharynx. Dans ces testicules, mûrs pour la plupart, on distingue depuis l’extérieur vers l’intérieur tous les stades d’évolution des spermatogonies en spermatozoïdes;

3. un appareil copulateur dans la région postpharyngienne. Cet appareil copulateur s’ouvre ventralement par le pore génital.

Les Planaires scissipares sont caractérisées par l’absence de pore génital. Elles ne possèdent qu’un seul pore, le pore pharyngien, sur la face ventrale. Sur les coupes histologiques, on ne reconnaît ni structures testiculaires ni ébauche d’appareil copulateur. Toutefois les ovaires existent en avant de la région pré-pharyngienne, comme chez les Planaires avec pore génital; mais ils sont de petite taille et leurs cellules ont un aspect d’ovogonies.

Dans certains cas les Planaires scissipares peuvent acquérir un pore génital, donc différencier un appareil génital. Dans nos élevages le taux de transforma-tion ne dépasse jamais 5 %.

Les Planaires avec pore génital, les Planaires scissipares, et chaque Planaire opérée, sont élevées dans des cristallisons différents dont l’eau est renouvelée chaque semaine. Les tissus testés sont greffés, selon la méthode décrite par Lender (1950), dans la région prépharyngienne des Planaires sans pore génital.

Le greffon est prélevé sur une Planaire avec pore génital, soit dans la région testiculaire (greffes de testicules), soit dans la région ovarienne (greffes d’ovaires), soit dans la région céphalique (greffes de cerveau), soit encore dans la région caudale (greffes de parenchyme caudal) (Fig. 1).

Le cerveau a été choisi pour son influence, déjà connue, sur le développement des gonades; et le parenchyme caudal parce qu’il est dépourvu de gonades et pauvre en système nerveux; il peut donc être considéré comme un tissu banal.

Dans chaque série d’opérations, les greffons ont été implantés sur des Planaires laissées entières ou sur des Planaires sectionnées en deux le lendemain de la greffe. Le fragment dépourvu de greffon sert de témoin.

Pour contrôler la spécificité des greffons provenant de Planaires à maturité sexuelle, des greffes témoins ont été réalisées avec des fragments de Planaires scissipares, implantés sur des Planaires également sans pore génital. Les greffons contenaient soit les ovaires immatures soit du parenchyme caudal (Fig. 2).

Environ 15 semaines après l’opération, les Planaires greffées sont fixées au Bouin aqueux, débitées en coupes sagittales sériées de 4 μm et colorées à l’hemalun picro-indigo-carmin.

A 46 Planaires scissipares nous avons implanté un greffon contenant des testicules. Sur 24 individus laissés entiers, 17 ont différencié un pore génital vers la lie semaine en moyenne après la greffe. Vingt-deux Planaires greffées ont été sectionnées en deux transversalement. Vingt fragments contenant un greffon ont formé un pore génital. Les fragments sans greffon n’ont pas différencié de pore génital (Tableau 1).

L’histologie montre que les Planaires avec pore génital induit, possèdent un appareil génital normalement développé (Fig. 4); des testicules se sont différ-enciés au voisinage du greffon dans les tissus de l’hôte (Fig. 3). Ils sont plus petits et d’aspect plus juvénile que les testicules visibles dans le greffon. Les ovaires de l’hôte ont aussi évolué et contiennent des ovocytes.

Chez les Planaires greffées qui n’ont pas acquis de pore génital, les testicules du greffon ne sont plus visibles et aucune structure génitale ne s’est différenciée.

Le taux de scissiparité des Planaires avec pore génital induit est très faible. Sur les 46 Planaires, 8 se sont divisées par scissiparité : 4 d’entre elles ont acquis un pore génital après arrêt des divisions, et les autres ont continué à se diviser par scissiparité. La différenciation sexuelle semble exclure la scissiparité.

Ces expériences montrent qu’un greffon de testicules provoque l’induction d’un appareil génital chez les Dugesia gonocephala sans pore génital. Cet effet est bien dû à l’implantation d’un greffon avec testicules, puisque pour une même Planaire fragmentée en deux, ou laissée entière puis divisée par scissiparité, la partie contenant le greffon est seule à acquérir un pore génital, tandis que la partie sans greffon ne différencie pas de testicules ni d’appareil copulateur.

La survie des testicules du greffon semble être une condition nécessaire à la formation d’un appareil copulateur chez les Planaires scissipares. L’implanta-tion d’un greffon de testicules chez une Planaire scissipare provoque donc la maturation des ovaires, la différenciation de nouveaux testicules et le développe-ment d’un appareil copulateur, c’est-à-dire le démarrage du développement sexuel.

On peut se demander si les testicules sont les seuls organes capables d’induire le développement sexuel. Pour le contrôler nous avons utilisé des greffons d’autres organes.

Vingt-huit greffes ont été réalisées avec des fragments de région ovarienne de Planaires avec pore génital (Tableau 1). Sur 16 individus laissés entiers, 12 ont différencié un pore génital vers la 13e semaine en moyenne après la greffe. Les autres Planaires greffées, au nombre de 12, ont été sectionnées en deux trans-versalement; 7 des fragments contenant un greffon ont formé un pore génital; les fragments sans greffon n’ont pas différencié de pore génital; 10 des 19 individus ayant atteint la maturité sexuelle ont subi une division scissipare peu de temps après la greffe; 6 autres Planaires se sont divisées plusieurs fois par scissiparité et n’ont pas atteint la maturité sexuelle.

A titre de témoins, 18 greffes ont été réalisées avec des fragments provenant de la région ovarienne de Planaires sans pore génital, mais aucune n’entraîna la formation de pore génital chez les Planaires hôtes scissipares; 10 des Planaires hôtes ont continué à se diviser par scissiparité.

Les structures génitales des Planaires ayant acquis un pore génital ont été étudiées sur coupes histologiques (Fig. 5): elles sont caractérisées d’une part par la présence d’une masse ovarienne volumineuse dont l’aspect est celui des ovaires d’une Planaire avec pore génital; d’autre part par l’existence de testicules apparus au niveau des ovaires implantés bien que le greffon ait été dépourvu de toute structure testiculaire reconnaissable au moment de la greffe. Dans quelques cas on trouve aussi des testicules à proximité de l’implant dans les tissus de l’hôte.

Un appareil copulateur s’est différencié normalement dans la région post-pharyngienne.

Chez les Planaires greffées qui n’ont pas acquis de pore génital, on ne retrouve pas les ovaires implantés, et aucune structure génitale ne s’est différenciée.

La greffe d’ovaires de Planaires avec pore génital permet donc la différenci-ation d’un appareil génital chez la Planaire scissipare. Mais dans ce cas l’effica-cité du greffon est plus faible, 19 cas sur 28 contre 37 cas sur 46 dans les expériences de greffes de testicules. D’autre part le délai d’apparition du pore génital est de 13 semaines, soit deux semaines de plus qu’après une greffe de testicules. Ces différences peuvent s’expliquer si on admet que l’induction est due aux testicules qui se sont développés dans le greffon probablement sous l’influence des ovaires à maturité.

Dans ces expériences le taux de scissiparité est plus fort que dans les ex-périences de greffes de testicules (16 individus sur 28 contre 8 sur 46). L’arrêt des divisions après la greffe précède toujours la différenciation sexuelle.

Nous avons aussi testé des greffons de cerveau puisque certains auteurs admettent que cet organe induit la différenciation sexuelle (Grasso, 1959, 1965; Brandi & Ghirardelli, 1963; Fedecka-Bruner, 1967a, b).

Sur 31 Planaires scissipares nous avons implanté un greffon de cerveau de Planaire avec pore génital. Aucune de ces greffes n’a entraîné la différenciation d’un pore génital (Tableau 1). Vingt-cinq des porte-greffes ont encore subi une ou plusieurs divisions après implantation du greffon.

Les structures génitales des Planaires ayant reçu un greffon de cerveau se limitent à la seule présence d’ovaires immatures. Le greffon est encore visible longtemps après la greffe dans de nombreux cas.

Des greffes de cerveau de Planaires sexuées avaient déjà été tentées par Okugawa (1957) pour induire la sexualité de Planaires asexuées. Cet auteur n’avait également obtenu que des résultats négatifs, aucune des Planaires opérées ne forma de pore génital.

Le taux de scissiparité dans ces expériences a été de 25 sur 31 Planaires. 11 dépasse de beaucoup celui obtenu après greffes de testicules ou d’ovaires. L’élévation du taux de scissiparité après ces greffes de cerveau est en accord avec les résultats de Lender & Zghal (1968, 1969). Ces auteurs ont montré que la neurosécrétion du cerveau favorise la scissiparité.

Une dernière série de greffes a été réalisée à partir de parenchyme caudal. 11 s’agit d’un tissu sans gonade et pauvre en système nerveux. Il peut donc être considéré comme un tissu banal.

Que ce parenchyme caudal provienne de Planaires avec pore génital ou de Planaires sans pore génital, il n’entraîne jamais la formation d’un pore génital chez les Planaires hôtes scissipares (Tableau 1).

Le taux de scissiparité est de 15 Planaires pour 25 Planaires opérées soit sensiblement le même que chez une Planaire non opérée.

Le parenchyme caudal ne semble donc pas capable d’agir sur le développe-ment d’un appareil génital chez une Planaire scissipare.

Les expériences de greffes chez la Planaire Dugesia gonocephala montrent qu’on peut induire la formation d’un appareil génital complet chez une Planaire scissipare comme l’ont déjà obtenu Kenk (1941 a, b) chez Dugesia tigrina et Okugawa (1957) chez Dugesia gonocephala du Japon. Plus récemment Grasso & Benazzi (1973) ont également réussi à induire la sexualité chez les Dugesia gonocephala scissipares en les nourrissant avec des broyais de Polycelis nigra sexuée.

Dans nos expériences de greffes, la différenciation de l’appareil génital a lieu après implantation de testicules ou après différenciation de testicules dans le greffon ou dans les tissus de l’hôte voisins du greffon. Ceci se produit entre autre quand le greffon contient des ovaires à maturité. Au contraire, des greffons de cerveau ou de parenchyme caudal dépourvus de structures testiculaires sont incapables de provoquer la différenciation d’un appareil génital.

Il est donc vraisemblable que les testicules sont les inducteurs de la différenci-ation de l’appareil génital. Vandel (1920,1921) chez Polycelis cornuta et Fedecka-Bruner (1967a, b;1968) chez Dugesia lugubris avaient aussi montré la nécessité de la présence des testicules pour le développement de l’appareil génital. Comme Kenk et Okugawa nous pensons que les testicules exercent une activité hor-monale, mais nos expériences ne permettent de préciser ni la nature de l’hormone ni le type de cellules testiculaires qui la produisent. Pour Grasso & Benazzi (1973), la substance inductrice de la sexualité, contenue dans les broyais de Polycelis nigra, serait aussi de nature hormonale et vraisemblablement d’origine nerveuse.

Quelles que soient la nature et l’origine de ce facteur on constate que l’appareil génital induit se différencie toujours à son emplacement normal dans la région postpharyngienne. Il doit donc exister, ou il doit apparaître, une zone privilégiée dans laquelle les cellules devant participer à l’édification de l’appareil copula-teur, ont la possibilité de réagir à l’inducteur. Ces cellules sont, pour Grasso & Benazzi (1973) des néoblastes activés par l’induction.

Au contraire les testicules qui se différencient dans le parenchyme de l’hôte apparaissent toujours au voisinage du greffon. Celui-ci induirait donc la formation de testicules dans l’hôte mais seulement dans la zone de contact. Mais nos expériences ne permettent pas d’exclure l’hypothèse que des cellules du greffon, spermatogonies ou néoblastes, ont migré dans l’hôte pour s’y différencier. Les expériences de marquage du greffon par des substances radio-actives n’ont pas abouti à un résultat net par suite de la dispersion de la radio-activité au cours de l’expérience. Si des cellules du greffon peuvent participer à la formation des testicules de l’hôte, il est certain cependant, comme le prouvent les expériences de Grasso & Benazzi (1973), que la Planaire scissipare Dugesia gonocephala est capable de former des testicules à partir de ses propres tissus.

Enfin la scissiparité et la formation d’un appareil génital sont deux phéno-mènes qui semblent s’exclure. Nous avons observé en effet que les divisions scissipares s’arrêtent toujours quelques semaines avant l’apparition du pore génital. De plus, les greffes de testicules qui donnent le taux le plus fort d’induc-tion d’un pore génital, s’accompagnent de la plus forte diminution du taux de scissiparité.

La Planaire Dugesia gonocephala se reproduit par voie sexuée ou par voie asexuée scissipare selon qu’elle possède ou non un appareil génital.

L’induction expérimentale de la maturation sexuelle d’une Planaire scissipare peut être obtenue par implantation d’un fragment de Planaire avec pore génital contenant des testicules à maturité, qu’il s’agisse de testicules présents dans le greffon avant le prélèvement (cas des greffes de testicules) ou de testicules différenciés dans le greffon après son implantation (cas des greffes d’ovaires).

Les greffons de région céphalique ou caudale, et les fragments de Planaire sans pore génital, n’induisent pas cette maturation et ne provoquent pas la différenciation de testicules.

Le mode d’action des structures testiculaires inductrices semble être de nature hormonale.

Le développement d’un appareil génital chez une Planaire sans pore génital s’accompagne de la disparition de la scissiparité.