ABSTRACT
Dès 1932, Troitsky chez les Mammifères, puis, en 1934 Tatarko chez les Téléostéens, ont cherché à étudier les problèmes de compétition osseuse.
Le premier a montré qu’en enlevant, en même temps que le pariétal, la couche ostéogène de la dure-mère de manière à interdire toute régénération, les os avoisinnants empiètent un peu sur le territoire du pariétal et donc conservent des possibilités de croissance.
Cette potentialité est beaucoup plus grande chez les Poissons. Il ressort des expériences d’excision pratiquées par Tatarko sur l’appareil operculaire de la Carpe, que les os de cette région présentent une grande faculté d’adaptation modelante. Selon cet auteur, la croissance des éléments osseux est théoriquement illimitée et ce sont leurs relations fonctionnelles avec les autres constituants qui délimitent leur extension. D’ailleurs, certains os occupent, plus volontiers que d’autres, les territoires laissés vaquants par leurs voisins: c’est le cas de l’operculaire chez la Carpe.
Pour ma part, j’ai pu observer, au cours d’une série d’expériences portant sur l’ablation des ébauches sensorielles chez les Urodèles (Corsin, 1966, 1967) que, concurremment à la régression de certaines formations osseuses, d’autres os tendent à occuper les territoires laissés vaquants soit par la placode elle-même soit par les ossifications qui lui sont étroitement liées.
Il m’a donc paru intéressant de reprendre ce problème de la compétition osseuse.
MATERIEL ET METHODES
Je l’ai fait en utilisant deux méthodes qui peuvent, me semble-t-il, donner des résultats complémentaires. J’ai pratiqué l’ablation d’os de la voûte crânienne chez un Urodèle Caducibranche, Pleurodeles waltlii Michah., et, parallèlement, j’ai réalisé des cultures de blastèmes de frontaux prélevés chez des animaux de la même espèce.
Les expériences d’ablation d’os de la voûte crânienne ont été pratiquées chez le têtard de Pleurodèle aux stades 48 à 52 de la table de Gallien & Durocher (1957). Il s’agit de l’excision unilatérale, soit du frontal, soit du pariétal. Une trentaine d’animaux ont été opérés ainsi avec une mortalité très faible. Les opérations sont pratiquées avec le maximum de précautions d’aseptie. Le milieu opératoire est du liquide de Holtfreter stérile additionné d’une ampoule d’Elcosine Ciba/1. Durant l’opération les animaux sont anesthésiés à l’aide d’une solution à 5/1000 de MS 222 Sandoz dans le liquide de Holtfreter. Les opérés sont maintenus dans le liquide de Holtfreter pendant environ 48 h, le temps nécessaire à la cicatrisation de la peau, puis ils sont remis dans l’eau du robinet et alimentés normalement. Les animaux opérés sont élevés pendant plusieurs mois, 3 à 6 suivant les cas, puis, après une fixation au formol neutre, ils sont colorés in toto par l’alizarine suivant la méthode de Tâning (1944).
J’ai pratiqué les cultures de blastèmes osseux suivant la technique de la chambre humide, sur un milieu constitué en parties égales de plasma de Coq, d’extrait embryonnaire de Poulet et de Tyrode auxquels sont ajoutés 200 à 300 unités de pénicilline/ml. Les ébauches osseuses étaient prélevées dans la voûte crânienne de têtards de Pleurodèles des stades 50 et 52 de la table de développement. Pendant les 48 h précédant le prélèvement, les animaux à jeun sont conservés dans du liquide de Holtfreter additionné d’une ampoule d’Elcosine Ciba /l. Avant leur mise en culture, les blastèmes sont lavés pendant environ h dans du Tyrode additionné de 500 unités de pénicilline/ml.
RESULTATS
Lorsqu’on a élevé pendant un temps suffisament long les opérés ayant subi l’ablation unilatérale soit du frontal, soit du pariétal, rien extérieurement ne les distingue d’un animal parfaitement normal. Mais lorsqu’on regarde de plus près la voûte crânienne, on s’aperçoit que l’os enlevé n’a que peu ou pas régénéré tandis que ses voisins s’étendaient hors de leur territoire normal.
Prenons le cas de l’ablation du frontal (Fig. 1). Ici c’est le frontal droit qui a été enlevé et on observe une extension tout à fait anormale du symétrique, sans d’allieurs que l’on puisse dire formellement si c’est lui qui constitue toute la couverture crânienne de cette région ou bien s’il s’est soudé à un régénérât plus ou moins important du frontal droit. Par ailleurs, on remarque le développement vers l’avant, au lieu et place du frontal manquant, du pariétal, tandis que dans la région antérieure le préfrontal est plus important que normalement.
Ablation du frontal droit. On observe l’extension anormale du frontal gauche, du pariétal et du préfrontal droits qui tendent à occuper l’espace laissé vacant par l’absence du frontal droit.
Les résultats sont parallèles lorsque l’ablation a porté sur le pariétal (Fig. 2). Ici le pariétal droit a faiblement régénéré et forme un nodule, d’ailleurs plus épais que l’os normal, tandis que le pariétal gauche s’est largement étendu au-delà de la ligne de symétrie du crâne, et que le frontal droit a comblé une partie de l’espace laissé libre par l’os enlevé.
Ablation du pariétal droit. On observe une faible régénération de cet os tandis que son symétrique et le frontal droit s’étendent hors de leur territoire normal. Par contre, le squamosal ne présente aucune modification de surface.
Pour leur part la soixantaine de blastèmes de frontaux qui ont été cultivés pendant 3 à 6 semaines comme il a été indiqué plus haut, ont nettement mis en évidence que, dans le cas particulier—chez les Amphibiens et en ce qui concerne un os dermique de recouvrement crânien—la forme d’un os n’est pas immuable et que, selon les circonstances, il est capable de s’accroître autrement qu’il ne le ferait dans des conditions normales. Deux méthodes sont utilisables pour mettre ces résultats en évidence. Il est possible de mesurer les explants osseux lors de chaque remise en culture après un changement de milieu (tous les deux ou trois jours). On s’aperçoit alors qu’il n’y a pas pour la croissance de direction préférentielle et que l’ébauche s’accroît indifféremment dans tous les sens, prenant au bout de peu de jours une forme qui n’a plus rien à voir avec celle du frontal lorsqu’il se développe normalement. On a, d’autre part, la faculté de dessiner à l’aide d’une chambre claire les explants, ce qui permet de se rendre compte d’une manière exacte des changements de forme des os explantés (Fig. 3). Cette seconde méthode confirme en tous points les observations précédentes.
Cultures de blastèmes osseux. A, Schéma montrant l’accroissement normal d’un frontal gauche resté en place entre les stades 51 et 54. B, Schéma montrant l’accroissement d’un frontal mis en culture pendant 3 semaines: la croissance a lieu également dans toutes les directions donnant à l’os une forme anormale.
Cultures de blastèmes osseux. A, Schéma montrant l’accroissement normal d’un frontal gauche resté en place entre les stades 51 et 54. B, Schéma montrant l’accroissement d’un frontal mis en culture pendant 3 semaines: la croissance a lieu également dans toutes les directions donnant à l’os une forme anormale.
DISCUSSION
Il apparaît donc qu’il est très difficile de connaître de manière précise le territoire d’un os. Comment un os occupe-t-il chez l’adulte un espace donné? Il semble bien que les limitations réciproques dues aux ossifications voisines jouent dans ce processus un rôle essentiel. Des expériences relatées ici, comme de celles de Tatarko (1934), il ressort que, chez les Vertébrés inférieurs, la forme d’un os ne correspond pas à la potentialité intrinsèque de son ébauche mais est limitée par les relations de voisinage et en particulier par la poussée des os adjacents.
Cette conception fait appel au phénomène de compétition entre ébauches: les os débarrassés de la concurrence de leur entourage présentent des capacités d’expansion bien supérieures à celles qu’ils ont normalement. Il suffit apparemment qu’un décalage dans le temps existe entre le développement de deux ébauches osseuses voisines pour que l’une occupe un espace bien supérieur à celui qui lui est concédé normalement.
Il serait intéressant de connaître les causes qui font qu’un os a plus qu’un autre tendance à occuper un territoire laissé vacant. En effet, ceci est particulièrement remarquable dans le cas de l’ablation du pariétal, tous les os avoisinants ne tendent pas de la même manière à occuper la place laissée libre par l’ébauche enlevée. Sur la Fig. 2 il est évident que, tandis que le frontal droit et le pariétal gauche se sont largement développés dans l’espace laissé libre par l’absence du pariétal droit, le squamosal, par exemple, n’a pas sensiblement changé de forme.
La conception de la compétition entre les ébauches osseuses voisines, telle qu’elle est mise en évidence par ces expériences, a d’ailleurs séduit certains paléontologistes, qui y ont vu une des possibilités pour expliquer la réduction du nombre des ossifications dermiques au cours de l’évolution: si un os, pour une raison quelconque, a présenté un retard au début de son développement, l’un de ses voisins a pu s’étendre à sa place.
RÉSUMÉ
Des expériences d’ablation unilatérale des ébauches du frontal ou du pariétal chez des têtards de Pleurodeles waltlii Michah. ont mis en évidence que les os de la voûte crânienne sont capables de s’étendre hors du territoire qu’ils occupent normalement.
Des cultures d’ébauches de frontaux ont montré que cet os, libéré des contraintes dues aux os voisins, prend une forme très différente de celle qu’il présente habituellement.
Il semble donc évident que, chez les Urodèles, les os dermiques du toit crânien n’occupent pas en totalité leur territoire potentiel mais sont limités dans leur extension par les formations osseuses voisines.
SUMMARY
The role of competition in the development of the bones of the urodele cranial roof
Unilateral extirpation of frontal or parietal anlagen was carried out on Pleurodeles waltlii Michah. larvae. They show that cranial roof bones are endowed with the property of spreading outside their normal territory.
2 Cultures of frontal anlagen disclose the fact that this bone, relieved of competition from neighbouring bones, exhibits a shape which differs substantially from the normal one.
The evidence from the Urodela leads to the conclusion that dermal bones of the cranial roof do not fill their potential territory but are limited in their extension by the neighbouring bony structures.